Site sur l'accordéon diatonique de Erwan 'diato' Tanguy

Accordéon irlandais - peut-on parler d'un style de jeu ancien et d'un style de jeu moderne ?

VI-CONTEXTE SOCIAL

6-1- Modernisation de la société:

Le développement des médias est sans doute le point le plus important. Le public, autant que les musiciens traditionnels, ont besoin de s'identifier dans la musique moderne qu'ils entendent tous les jours, à la radio tout d'abord, ainsi que sur support enregistré (78trs et suivants, cassettes, cds...), puis à la télévision, sur internet...Ce phénomène peut d’ailleurs, entre autres, expliquer la naissance du mouvement folk dans les années 1970, à savoir un besoin pour les musiciens de former des groupes, d'harmoniser et d'arranger les morceaux.

On retrouve dans ces groupes des influences rock (par exemple 'De Dannan' dans les années 80 reprend des chansons des Beatles, voire les transforme pour en faire des reels et des jigs), puis au fur et à mesure de l'évolution des musiques dites actuelles on retrouve des influences funk, reggae, jazz etc, faisant de la musique traditionnelle irlandaise non pas une musique appartenant au passé mais une musique qui évolue avec son temps.

La plupart des irlandais n'écoute pas de musique traditionnelle, ils connaissent pourtant tous la musique de Sharon Shannon qui passe souvent dans les médias, celle-ci jouant une musique traditionnelle moderne, intégrant sur ses cds et dans ses concerts des airs avec des chanteurs de variété irlandaise en vogue.

Par ailleurs, des radios nationales diffusent des programmes de musique traditionnelle en soirée et le week-end, c'est le cas entre autres de Clare FM; ou encore des chaînes de télévision comme RTE diffusent épisodiquement des programmes de musique traditionnelle, par exemple récemment un documentaire musical 'the transatlantic sessions' en partenariat avec la BBC.

D'autres médias se donnent pour mission la sauvegarde de la langue gaélique, par exemple la radio RnaG (raidio na gaeltachta) qu'on peut écouter dans le Co.Galway et dans le Co.Clare, ou la chaîne nationale TG4 qui diffusent également de la musique traditionnelle. Autant d'occasions de rappeler que la musique irlandaise est bien vivante.

La musique traditionnelle est également synonyme de tourisme musical dans certaines grandes villes et certaines régions, par exemple le Kerry, le Connemara et le Co.Clare. Les voyages organisés s'arrêtent par exemple à Doolin dans le Co.Clare, après une viste des falaises (Cliffs of Moher), et les touristes mangent et écoutent de la musique traditionnelle dans les pubs. Deux ou trois musiciens sont alors embauchés pour animer la soirée, certains musiciens en font leur métier.

Certaines grandes villes touristiques ont leur lot de pubs dans lesquels la musique est présente tout le temps, par exemple le 'crane' à Galway ou le 'crawl' à Dublin. La preuve de ce tourisme musical est qu'à la morte saison (octobre à mars) la musique n'est présente dans les pubs qu'une fois par semaine, contrairement à tous les soirs plus le dimanche après-midi autrement.

Le développement des médias a aussi forcé, en moins d'une génération, les musiciens traditionnels à travailler la justesse de leur gamme (par rapport à la gamme tempérée occidentale entendue dans les médias), et à rechercher un « joli son », conditionné par l'uniformisation du son des instruments dans les médias: achat d'instruments de meilleure qualité, travail de l'archet pour le violon, travail sur l'embouchure pour la flute, accord des anches de l'accordéon avec peu de vibrato etc..

L'entrée de l'Irlande dans l'Union Européenne en 1973 a entraîné un essor économique et une élévation du niveau de vie. C'est pourquoi les irlandais ont pu se permettre d'acheter des instruments de meilleure facture, comme les marques Castagnari, Bertrand Gaillard ou Briggs pour l'accordéon.

Le réseau routier a également beaucoup profité de l'Europe, il n'est plus vraiment difficile à l'heure actuelle d'aller jouer dans un pub situé à trente kilomètres de son domicile!...ou de se déplacer pour le week-end à un festival de musique irlandaise.

Il est aussi plus facile de se déplacer dans d'autres pays, notamment l'Australie, les USA et la Grande-Bretagne ou il existe de nombreuses communautés irlandaises, où la musique traditionnelle est bien vivante.

6-2- la pratique de la musique traditionnelle irlandaise:

Celle ci évolue en même temps que la société au cours du XXème siècle; le changement est radical à partir des années 1970. Les musiciens jouent de moins en moins pour les danseurs (au cours des ceilis), ils jouent en session (ou 'gigs') ou sur scène.

Les musiciens se font rémunérer, c'est le cas pour ceux qui jouent pour les danseurs au cours des ceilis. C'est le cas pour la majorité des sessions; c'est d'ailleurs la différence entre le 'gig' et la session, cette dernière étant normalement une rencontre informelle de musiciens. Le gig est entre autres synonyme de tourisme musical, un pub ayant alors la certitude d'avoir au moins deux musiciens pour animer la soirée en les rémunérant; cette pratique se généralisant, elle permet aux musiciens de vivre de leur musique.

Cette rémunération entraîne des 'sessions' de parfois juste deux ou trois musiciens, la sonorisation (micros d'ambiances) se généralise donc dans les pubs. C'est une des raisons pour lesquelles le son, la puissance des accordéons a évolué; plus besoin pour les musiciens d'avoir un instrument puissant, le son peut donc s'affiner, ce qui se fait par réglage de l'accord mais aussi par la recherche d'instruments de meilleure qualité.

On constate par ailleurs que la session du dimanche après-midi est souvent à tempo modéré pour que les jeunes musiciens puissent venir jouer et ainsi avoir l'occasion de jouer avec les bons musiciens locaux et de passage, ce qui les motive pour continuer d'apprendre la musique traditionnelle.

Le pub n'a d'ailleurs pas la même image qu'un bar en France; dans certaines parties d'Irlande les familles viennent y manger le dimanche à toutes heures et viennent passer un moment convivial où toutes générations se côtoient.

Les nombreux festivals de musique qui sont répartis tout au long de l'année drainent de nombreux musiciens venus de toutes les régions d'Irlande.

Ceux-ci sont à la base des compétitions de musique ou des stages mais les musiciens viennent principalement pour jouer au cours des nombreuses sessions organisées au cours de ces festivals. Ce sont des lieux d'échanges de répertoire, mais le but étant de 'jouer ensemble', les répertoires ainsi que les styles de jeux régionaux sont de plus en plus délaissés: on assiste donc à une uniformisation du répertoire et des styles de jeux.

Par ailleurs, La musique irlandaise est une des musiques traditionnelles qui s'exporte le mieux. Les communautés irlandaises 'de l'étranger' organisent souvent des festivals de musique traditionnelle pendant lesquels sont invités des musiciens et groupes irlandais; les festivals traditionnels d'Europe et des USA principalement invitent eux aussi des musiciens irlandais, c'est le cas en France du Festival des filets bleus à Concarneau, ou le festival de bouche à oreille à Parthenay, ou bien sûr le festival de Saint-Chartier...

D'autre part, le travail très important de collectage à Chicago publié par le capitaine Francis O'Neill, ouvrage dit de référence pour tout musicien traditionnel qui regroupe plus de 1500 morceaux, a entrainé l'oubli des milliers d'autres airs qui étaient encore joués au début du XXème siècle. Ce travail de collectage n'est pas le premier mais est le plus important puisqu'il a été publié à grande échelle.

Les airs entendus en session peuvent presque tous être retrouvés dans les recueils d'O'Neill, par contre les nombreux airs collectés par Brendan Breatnach (ceol rince na heireann: collectages à Dublin à partir des années 1960) sont rarement entendus.

Les airs entendus en session aujourd'hui sont principalement des reels, puis des jigs; même si le répertoire s'appauvrit en variété de danses, des musiciens composent des morceaux et certains sont parmi les plus connus et entendus, comme c'est le cas des compositions des accordéonistes Joe Cooley, Martin Mulhaire et Paddy O'Brien.

On peut citer également des compositeurs (violonistes) comme Ed Reavy, Paddy Fahy, Tommy Peoples ou Charlie Lennon: certains d'entre eux ont laissé plus de 50 compositions qui sont jouées régulièrement en session, beaucoup de musiciens ne sachant même pas que ce sont des airs récents (c'est le cas de 'the hunter's house' d'Ed Reavy, que beaucoup considèrent comme un air traditionnel)

Depuis une vingtaine d'années on assiste à un phénomène d'assimilation d'autres types de musiques dans les compositions; c'est le cas de 'tolka polka' de Donal Lunny (bouzouki), des compositions de Michael McGoldrick (flute), Diarmaid Moynihan (uillean pipe), Niall Vallely (concertina) ou Sean Og Graham pour l'accordéon qui ont des influences jazz, rock, funk et blues tout en restant des reels et des jigs (cependant, pour les irlandais, le 'reel' est un terme assez vague, puisque que pour eux un un rond de Loudéac est un 'breton reel' et une hora un reel roumain!...).

Les rythmiques placées sur ces morceaux ne suivent la plupart du temps pas le découpage 'naturel' du morceau mais installent un 'groove'. Ces airs sont d'abord joués dans des groupes (par exemple Buille, Flook ou Beoga) et sont parfois repris par la jeune génération en session.

On peut d'ailleurs voir que les jeunes générations en Irlande comme à l'étranger arrivent à la musique irlandaise après avoir découvert des groupes récents comme Flook ou Lunasa, voire les 'Pogues' pour certains, et jouent ce répertoire, très influencé des musiques actuelles, en session; comme c'est le cas des gens de plus de 45 ans qui restent en général sur leurs premiers amours: Bothy Band et Planxty...

On le voit, la modernisation de la société a entraîné chez les musiciens traditionnels une perception différente de la musique traditionnelle. Ils jouent des morceaux anciens et des compositions récentes, harmonisés en fonction de la musique entendue dans les médias. Ils abandonnent les styles de jeux régionaux plus typés pour des styles de jeux plus uniformes. Ils créent des groupes dont la musique est qualifiée du terme 'world' ou 'musique du monde', comme le groupe 'Solas' qui est passé récemment aux jeudis du port à Brest sur la grande scène, et non sur la petite réservée habituellement aux musiques traditionnelles...

VII-CONCLUSION

Il existe donc deux styles de jeux 'anciens', correspondant chacun à une génération. Le premier style découle des joueurs de mélodéon, notamment Kimmel. Le deuxième style découle d'un processus d'imitation de la technique du violon, notamment par Paddy O'Brien.

La différenciation se fait d'une part par l'instrument utilisé, soit mélodéon ou do#/ré, soit si/do; d'autre part par les sonorités qui sont différentes; enfin par la technique instrumentale.

Quant au jeu moderne, la différenciation se fait d'une part par le son de l'accordéon, d'autre part par la technique instrumentale. Ce style de jeu est influencé par la musique des médias, et par l'évolution de la société.

Ces styles de jeux ne sont que des tendances de jeux, on peut d'ailleurs établir différentes tendances au sein des styles de jeux, par exemple le style de jeu 'Paddy O'Brien' et le style de jeu 'Bobby Gardiner' pour le style de jeu ancien des années 1950, ou le style de jeu 'Mairtin O'Connor' et le style de jeu 'Sharon Shannon' pour le style de jeu moderne.

Il est intéressant de noter que les enregistrements des accordéonistes de la première génération viennent tous des Etats-Unis (Sonny Brogan mis à part, mais ses enregistrements ne sont pas disponibles), et que ceux de la deuxième génération viennent principalement d'Irlande:

  • Y aurait-il un jeu originaire d'Irlande, plus traditionnel puisque basé sur l'imitation des techniques instrumentales utilisées par les musiciens traditionnels?
  • Le jeu des accordéonistes de la première génération découlerait-il de la musique des émigrants européens, serait-il possible d'entendre ce style de jeu en Europe dans d'autres styles de musique? L'accordéon au début du XXème n'en était en effet qu'à ses 70 ans d'existence, ce qui laisse penser que la technique instrumentale n'était peut-être pas aussi développée que dans les années 1950.

On peut également se demander quel sera le 'futur' style de jeu moderne, puisque le style de jeu moderne actuel a maintenant une vingtaine d'années d'existence:

  • Y aura-t-il une reprise de conscience des styles régionaux, à savoir un retour à des styles de jeux locaux, plus typés et plus variés?

  • Peut-on envisager l'improvisation en musique irlandaise, des chorus façon New Orleans ou l'improvisation libre?
  • L'électro et la MAO feront-ils partie intégrante de la musique traditionnelle irlandaise de demain? Il serait sans doute possible d'envisager des nouveaux styles de jeux avec des accordéons électroniques, ou électro-accoustiques...

Ce mémoire m'a permis de découvrir les accordéonistes de la première génération, et leur style de jeu, alors que je ne connaissais que Joe Derrane. Je pensais que ce dernier avait un style de jeu unique, j'ai donc pu observer que son style de jeu n'était pas 'marginal'.

Je m'étais par ailleurs très peu intéressé au style de jeu des années 1950 jusqu'à présent; ceci est dû principalement au son des accordéons, ce même son musette qui a donné très mauvaise presse à l'accordéon en France vers la fin des années 1960, et ceci perdure encore aujourd'hui. L'accordéoniste qui m'a amené à apprécier ce style de jeu est Colm Gannon, jeune accordéoniste qui utilise la même technique instrumentale que les accordéonistes de la deuxième génération, mais avec un son à deux voix.

Enfin, ce mémoire m'a amené à m'interroger sur certains éléments de technique instrumentale, par exemple les interprétations binaires et ternaires, les accentuations, et ainsi me donner des pistes d'études pour les mois à venir...

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